J’ai beau rédiger des “newsletters”, diriger une “start-up”, posséder un “MacBook”, stocker mes photos sur le “Cloud”, écouter des “Podcast” et être abonné à des “chaînes Youtube”, je me sens de plus en plus comme un dinosaure, pour ne pas dire un fossile, ne comprenant plus rien à son époque.
Largué par une évolution des espèces qui aurait accéléré au point de devenir trop rapide pour moi, je me sens parfois comme un rhinocéros laineux arrivant à “Paris-Plage”.
Empêtré au milieu des parasols, du macadam, et des panneaux interdisant la baignade, il se demanderait comment se nourrir, où trouver un bon marécage pour sa sieste et, plus terrible encore, où trouver des congénères qui le comprennent, pour vivre ensemble et perpétuer l’espèce.
Une des grandes promesses des nouvelles technologies était de nous permettre d’avoir plus d’amis.
Je me souviens de mon émerveillement quand je me suis aperçu, vers la fin des années 1990, que je pouvais retrouver mes camarades de primaire grâce au site “Copains d’Avant”.
Puis j’ai commencé à recevoir des nouvelles par courrier électronique de cousins perdus depuis des décennies, de l’autre côté des océans. Joie !
Mais le feu d’artifice a été atteint grâce à Facebook, qui permettait de multiplier les “amis” comme des petits pains.
Il suffisait de demander à un ami (dans la vraie vie) de devenir ami avec lui sur Facebook, et on devenait, avec un peu de chance, ami avec tous ses amis !
Ce qui autrefois nécessitait de coûteux efforts en visites, barbecues, dîners, sorties, vacances organisées, pour se constituer péniblement un “réseau d’amis”, se faisait maintenant en quelques clics.
Quel ne fut pas mon étonnement de découvrir que mes enfants, qui avaient pourtant peu vécu, avaient des centaines “d’amis” sur Facebook. Moi, le vieil homme, mes amis ne se comptaient que sur les doigts d’une main.
Avais-je raté ma vie ?
Et ce n’était encore rien à côté de Twitter puis d’Instagram qui allaient permettre à toutes sortes de gens, sortis de nulle part, d’être “suivis” par des millions, des dizaines de millions, de personnes !
Un certain “Jimmy Fallon” est ainsi suivi, paraît-il, par 52 millions de personnes. Ellen DeGenerers, une autre inconnue à mes yeux, par 79,3 millions de personnes. Une dénommée Taylor Swift serait suivie par 126 millions de personnes.
Pourquoi ?
D’après ce qu’on m’a expliqué, la raison pour laquelle tant de personnes s’intéressent à eux, c’est parce que… des millions de personnes s’intéressent à eux.
Ironie du sort, les amis authentiques que nous avions ont été dilués, puis noyés au fur et à mesure que grimpait notre compteur “d’amis sur Facebook”.
Il faut dire que, dans notre enthousiasme, nous avons confondu dans ce fourre-tout nos (rares) vrais amis avec nos connaissances, nos rencontres d’un jour, nos relations professionnelles, nos parents, notre dentiste, une vieille tante, et toutes les personnes pas si proches mais que nous n’avons pas voulu vexer quand elles nous ont écrit pour nous demander d’être “amies” avec nous …
La relation vraie s’est rarifiée, l’intimité s’est perdue.
Un ami, c’est quelqu’un à qui l’on peut se confier. Confier ses joies, ses peines, ses doutes, et même ses fautes.
Impensable à faire avec ce fatras de faux “amis”, qui ne sont plus devenus qu’un groupe de spectateurs un tantinet voyeurs, à qui, par narcissisme, nombrilisme, nous avons livré un peu plus de notre intimité que nous n’aurions dû.
Nous n’avons pas résisté à publier sur notre compte Facebook ces photos où nous nous trouvions si beaux, en week-end, au restaurant, en voyage, à un anniversaire-surprise, et en tout cas toujours en train de nous amuser, de nous “éclater” si possible en bandes nombreuses et rigolardes.
La performance est devenue obligatoire. Chacun s’est mis à gérer une identité publique, distincte de son identité privée.
Chacun est devenu, à son échelle, une “célébrité”.
Ainsi s’est réalisée la prophétie d’Andy Warhol, le peintre pop-art, selon laquelle en l’an 2000, chaque être humain serait célèbre, l’espace d’un instant.
Mais bien sûr, quand on est célèbre, on ne peut pas se permettre de décevoir ses fans (réels ou supposés). On ne peut donc pas leur dire toute la vérité sur soi-même.
Il faut apprendre à jouer.
Nous avons donc appris à prendre les poses qui donnent l’impression qu’on s’amuse follement à tout instant. Nous sommes devenus experts à mimer la joie, l’amour, l’amitié, le bonheur, tels des acteurs professionnels.
Nous avons appris à nous serrer bras-dessus-bras-dessous avec de quasi-inconnus pour nos photos de groupe, tandis que nos petites filles, dès la maternelle, ont appris à faire des “duck faces” puis des “fish gapes”. (Pour les “dinosaures” comme moi qui ne connaissent pas les duck faces et les fish gapes, voir https://www.youtube.com/watch?v=YaN6e6tpugk ; il s’agit de moues ou mimiques de la bouche à caractère sexuel ; autrefois réservées aux photos de charme, elles servent aujourd’hui à la première venue, écolière, ménagère, ou femme d’Etat, de 7 à 77 ans, pour augmenter le succès de ses selfies sur les réseaux sociaux.)
Cette sur-exposition n’a pas contribué à des relations plus saines avec les autres.
Rapidement, un sentiment diffus de tromperie a commencé à se répandre. On a entendu des voix se plaindre du sentiment pénible d’exclusion que ressentent les “amis Facebook” à force de suivre cette sélection, totalement biaisée bien sûr, d’images de notre vie de rêve où tout n’est que rire, chansons, paillettes.
Mais l’alternative, c’était de rester dans l’ombre pendant que les autres devenaient toujours plus visibles.
Que faire ?
Eh bien, comme toujours… lutter.
Toujours lutter.
Evidemment, nous n’avons pas encore compris que chacune de ces choses, loin d’être dérisoire, est en fait un acte d’héroïsme, aujourd’hui. Nous ne ressentons donc pas de fierté particulière à les faire.
Nous continuons à raisonner comme autrefois, en jugeant que ce sont de “petites choses”.
Mais non.
Ce qui se joue là est extrêmement important.
C’est toute la saveur de la vie, toute la texture de notre société, de notre civilisation, qui peuvent se défaire, et disparaître, si nous ne prenons pas les choses au sérieux pour sauvegarder ces trésors en perdition.
L’amitié, la vraie amitié, n’est pas une option. Nous en avons besoin autant que de pain ou de produits de santé.
Alors à mon tour, je lance un appel à tous les dinosaures, les fossiles, les rhinocéros laineux qui tiennent à l’amitié vraie, qui savent que l’amitié apaise les maladies et hâte les guérisons : unissons-nous !
À votre santé !
Jean-Marc Dupuis
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Merci d’avoir énoncé de telles évidences.
Très cher frère dinosaure, quelle gratitude pour QUI VOUS ÊTES !!!
vous avez tellement raison .. J’ai eu la chance d’avoir des amis, des vrais , ceux que l’on peut appeler à n’importe quelle heure de la nuit si un problème (et vice versa ) l’entr’aide , les bons moments, les mauvais où on s’aidaient ; Je n’ai malheureusement jamais imaginé que je les perdrais ! ils /elles sont tous partis dans l’autre monde .. Avec l’âge cela arrive . Mais je ne l’avais jamais imaginé ! Il m’en reste très très peu et pour le reste je refuse facebook etc Je n’ai même pas de smart phone … bien sûr… Lire la suite »
Merci Yvette je vous embrasse olivia
Malheureusement on ne sait plus ce qu’est l’amitié, on ne fait plus la différence entre copains et amis. Les copains sont des feux de pailles, les amis sont pour la vie comme la famille (d’ailleurs je les traite comme un membre de ma famille)
Comme vous avez raison nous avons tous perdu le bon sens de la vie , de l’autre , en voulant faire comme, tous ces nombreux ( amis) laissent les personnes de plus en plus seules sans cette étincelle du partage du rire de la chaleur humaine que procure le parler à l’autre les yeux dans les yeux entendre et écouter !!j’adore vos articles résistons pour cela aussi à plus merci.Sylvia
Nos plus beaux souvenirs tous réunis autour de la table de grandes rigolades …
merci pour ce constat qui me rejoint pleinement .une véritable amitié est source de joie ,loin de toutes ces offres commerciales !